Entrée en matière


Depuis plusieurs années, à travers nos projets, c’est à chaque fois la question du temps que nous traitons : l’arrestation de K. dans Le Procès était pour nous un arrêt physique, tandis que la mécanique collective continuait. Que faire quand on n’est plus dans le rythme ? L’année suivante, notre Gaspard devait, en 2 heures, passer du stade d’enfant sauvage à celui d’adulte intégré dans la société. Avec Yvonne, princesse de Bourgogne, c’est le silence d’Yvonne qui soudain recréait du temps et du vide dans un collectif enfermé dans une mécanique de cour bien huilée. Le résultat est imparable : Yvonne est assassinée, et la cour peut retrouver son rythme frénétique lui permettant de faire l’économie des relations humaines.



Hôtel Palestine et, plus largement, l’écriture de Falk Richter, au-delà des sujets qu’ils traitent, portent dans leur facture même cette question de l’accélération contemporaine. L’écriture crée des images-réflexes qui s’accolent dans le cerveau de celui qui les reçoit, reliées entre elles d’une façon que l’on jugerait hasardeuse, voire problématique, si l’on avait le temps d’y réfléchir. Mais d’autres images surviennent, d’autres informations, d’autres idées. Dans notre conférence de presse, les sujets défilent, vont dans tous les sens : Guantanamo Bay, l’ONU, le chien du président, l’Europe… Ponctués à chaque fois par la récurrence des « question suivante ! » qui opèrent comme des ruptures mais aussi comme des marqueurs de temps, créant une sorte d’urgence : urgence à parler, urgence à convaincre. Jonglerie verbale, brio des orateurs, jouissance du jeu. Et l’on engrange sans ranger. On approuve sans éprouver.


Le temps, ne pas avoir le temps, passer très vite d’une information à l’autre, la « traiter ». Se positionner demanderait du recul mais le peut-on ? le désire-t-on ? sur quel sujet s’appesantir ? Ces six protagonistes sont enfermés jusqu’à l’épuisement dans leur parole. Et dans cette insistance se crée un manque, quelque chose en creux, qui apparaît au détour d’une phrase : « un vide » dit Criss, journaliste d’opposition, un vide qui « investit le monde, un vide agressif, incapable de la moindre empathie ». En écho à ce vide, le récit que fait Bob de la tempête de sable qui a bloqué l’armée dans le désert irakien : une « pause », le « silence », un moment de suspension où soudain «on ne reconnaît rien » : « Je suis resté là pendant des jours et je ne voyais rien ne disais rien le calme le silence le temps commençait à couler».


C’est en cela que l’écriture de Falk Richter est belle : elle parle de l’intérieur. Pas de l’intérieur de l’âme, mais de l’intérieur de notre société occidentale du début du XXIè siècle. Et dans cette société, c’est avant tout son propre rythme que Richter interroge. De l’intérieur, «intégrés», disent les journalistes, embedded : nous faisons partie de cette société, nous en subissons le rythme tout autant que nous y contribuons. Dans cette grande indistinction que génère la profusion des informations, il faudrait être en mesure de les poser devant soi et de les confronter. D’où la forme de ce texte: plus encore qu’une conférence de presse, c’est une confrontation, un débat, c’est-à-dire une tentative d’opérer des démarcations, une tentative, non pas de s’extraire, mais de faire le départ.


La pièce se termine sur une question : comment réinvestir l’espace du désir commun? Comme l’écrit le philosophe Bernard Stiegler, parlant de la destruction du temps dans nos sociétés industrielles, et de ce que cette destruction a de mortifère, tant au niveau de l’individu qu’au niveau du collectif : « Il ne s’agit pas plus de s’adapter que de résister : il s’agit d’inventer. Et une telle invention ne peut être qu’un combat, qui ne peut lui-même être qu’une critique radicale. »